La fabrique du crétin (Aude Denizot)


Henri-Michel Thalamy : “Bonjour Aude Denizot.”

Aude Denizot : “Bonjour et merci de me recevoir.”

Henri-Michel Thalamy : “Avec plaisir. Vous êtes professeure agrégée en droits privés à l'université du Mans. Vous avez aussi enseigné au lycée l'économie et la gestion, il y a quelques années. Vous êtes l'auteure du livre Pourquoi nos étudiants ne savent-ils plus écrire ?”

Henri-Michel Thalamy : “Un ouvrage dans lequel vous analysez les causes de la baisse du niveau des élèves, notamment en français, tout en proposant des solutions pour enrayer l'effondrement du système scolaire.”
“Dans quelle mesure le niveau des élèves a-t-il baissé ces dernières années ? Est-ce qu'il y a vraiment de quoi s'alarmer ? Est-ce qu'on a pas tendance à exagérer ?”

Aude Denizot : “Je crois que c'est alarmant. Cette baisse de niveau, elle a été continue, progressive, mais il y a eu une accélération je crois à partir de 2010.”

Aude Denizot : “On est vraiment passé des fautes d'orthographe à un niveau extrêmement faible de compréhension, de grammaire, d'écriture.”

Aude Denizot : “C'est-à-dire que depuis 2010 nous avons des étudiants qui ont du mal à construire une phrase, à écrire une phrase qui ait du sens, avec une baisse inquiétante aussi du niveau en vocabulaire.”

Aude Denizot : “Un vocabulaire extrêmement pauvre, des mots qui sont confondus, et de ce fait aussi, de plus en plus de problèmes de compréhension en lecture.”

Aude Denizot : “Avec des difficultés à mesurer ce que dit un texte pourtant assez simple. La baisse du niveau est extrêmement inquiétante puisqu'on arrive à un point où le langage écrit et oral ne permet plus de communiquer.”

Henri-Michel Thalamy : “De tout temps il y a eu des élèves en difficulté en français, mais pour vous la situation s'est vraiment aggravée ces dernières années ? ”

Aude Denizot : “Oui ! Je l'ai vu dans mes copies. Je corrige des copies d'étudiants depuis à peu près les années 2 000. J'ai vraiment vu une baisse dramatique. D'ailleurs je ne suis pas la seule. C'est LE sujet de conversation entre enseignants.”

Aude Denizot : “La baisse du niveau, sur la forme, ET de plus en plus donc sur le fond puisque c'est lié, dès lors qu'on arrive pas à exprimer ce que l'on veut dire, et bien on a du mal à restituer ses connaissances.”

Aude Denizot : “Donc on le voit, on le mesure, et au fond nous arrivons très peu de temps après les évaluations PISA de l'université, c'est quelques années après. Donc, je dirai que nos sensations sont corroborées par les résultats Pisa et autres.”

Aude Denizot : “Et puis il y a quelque chose qui me frappe aussi c'est la quantité dans les années 2 000 des étudiants qui écrivaient beaucoup, parfois même trop. Ils faisaient un peu de hors-sujet. On sentait qu'ils avaient peur de manquer quelque chose. Donc nous avions pour un examen de trois heures une copie double avec deux, trois, quatre, cinq, six, quelquefois davantage d'intercalaires.
Aujourd'hui nous avons des étudiants qui nous rendent simplement la copie double, quelquefois ça peut arriver un intercalaire, et les bons étudiants deux ou trois, alors qu'avant ils en rendaient davantage. Donc il y a une perte de contenue, une perte de vitesse avec de plus en plus d'étudiants qui n'arrivent pas à terminer l'examen dans le temps imparti. Je le constate aussi. Je dirai que la baisse de niveau, elle est à TOUS les niveaux.”

Henri-Michel Thalamy : “Vous dites finalement dans votre livre, que vous avez mis en place des cours de français pour aider vos étudiants à progresser en orthographe. Vous dites que vous avez affaire à des étudiants dont certains ne maîtrisent pas des règles simples que l'on apprend généralement en CP ou en CE1.”

Aude Denizot : “Oui ! Tout à fait ! Au début c'est surprenant, mais on s'aperçoit très vite que c'est le cas. Moi, l'exemple que je préfère c'est a accent (à). Règle très simple, a accent (à) qu'on apprend en principe soit au CP ou au moins en CE1. Et pourtant, jusqu'en master II, nous avons des étudiants qui ne maîtrisent pas cette règle.”

Aude Denizot : “Ce qui me frappe aussi c'est d'entendre les étudiants me dire : 'Je sais qu'il y a une règle mais je ne sais pas laquelle !'... Et donc dans ce cas-là, l'étudiant va répondre au hasard.
C'est ainsi qu'ils font aussi pour les verbes comme subir, exclure. La terminaison est mise au hasard. Tantôt on met un t, un s un e. On sent un flottement. Donc la règle en elle-même n'est pas sue.”

Aude Denizot : “Et du reste, quand on observe des étudiants qui progressent quand on leur demande ensuite qu'est-ce qui vous a permis de progresser en orthographe, tous disent que c'est la leçon ! C'est parce que j'ai compris, appris cette règle, que j'ai appris à faire la différence entre a et a accent (à).
Aussi étonnant que cela puisse paraître, cela veut dire que durant toute leur scolarité, personne n'a pris le temps de leur réexpliquer cette règle, qu'un enfant de six / sept ans est capable de comprendre; une règle extrêmement simple.
Et pour moi ça démontre que notre école est malade. Si en 15 ans de scolarité on n'est pas capable d'appendre ça aux élèves, ça veut dire qu'il faut TOUT recommencer, TOUT revoir.
Il y a quelque chose qui ne va pas ! ”

Henri-Michel Thalamy : “Vous dites que le vocabulaire des étudiants s'était complètement appauvri. Vous donnez des exemples dans votre livre pour l'illustrer.”

Henri-Michel Thalamy : “Vous dites que certains ne font pas la différence entre évoqué et invoqué, entre épique et hippique. Et pour les étudiants en droit, vous dites que parfois vous trouvez dans les copies 'la loi s'implique', au lieu de 'la loi s'applique'.”

Henri-Michel Thalamy : “Vous dites que certains élèves ne savent pas écrire le mot licence, alors qu'ils sont en licence de droit. Vous dites aussi que certains de vos étudiants sont même incapables de recopier correctement les mots lorsqu'ils sont écrits au tableau.”

Aude Denizot : “Il y a un laisser-aller mais qui n'est pas de leur faute, attention, c'est ce qu'on leur explique toujours lorsqu'ils arrivent à l'université, en cours de français. On leur explique les raisons pour lesquelles ils en sont là. Ils ne sont pas coupables. Le coupable c'est le Ministère de l'Éducation Nationale.”

Aude Denizot : “Oui ! Il y a une perte de vocabulaire. Moi ce matin, je corrigeais une copie, et ... je ne suis pas certaine, mais ... je pense que l'étudiante n'a pas compris ce que voulait dire le mot veuve, dans le petit exercice qui était proposait, on parlait d'une veuve, et donc d'un défunt, et l'étudiante parlait de ce défunt comme un enfant. Donc ça ne collait pas.
Je me pose la question, je ne sais pas; c'était peut-être le stress, peut-être elle sait ce qu'est qu'une veuve, mais ... voilà où j'en suis ! J'en suis à me demander si un étudiant en deuxième année sait ce que c'est qu'une veuve.”

Aude Denizot : “L'année dernière, j'ai eu un étudiant aussi qui ne savait pas ce qu'était un marquis. Donc, petit à petit, on a la sensation qu'on est entrain de faire cours à des étudiants d'un autre monde, qu'ils ne vivent pas dans le même monde que nous, donc, pratiquement. Et ça va devenir très compliqué de faire cours si chaque mot qu'on utilise, il va falloir vérifier que les étudiants ont bien compris.
Il y a une raison qui explique cette pauvreté du vocabulaire, c'est que les enfants puis les jeunes lisent de moins en moins. Et on sait qu'il est indispensable de lire et de lire de bons livres pour enrichir son vocabulaire.
Et là on est face à un double problème. Non seulement les jeunes lisent de moins en moins, mais de plus les livres sont simplifiés (des œuvres de 400 à 800 pages et plus, résumés en des textes d'une centaine de pages au maximum ...). Il y a eu dans le monde de l'édition, tout un travail de simplification excessive des ouvrages, notamment on a supprimé le passé-simple. Et nous on se rend compte que les étudiants ne savent plus écrire au passé-simple. Ce n'est pas dramatique, on utilise peu le passé-simple en droit.
Mais, au fond, au-delà des compétences, il y a aussi toute la structure qui va avec la grammaire. La grammaire, la conjugaison structurent l'esprit, et on se trouve de plus en plus avec des jeunes qu'on jugent déstructurés. Beaucoup d'enseignants qui vous disent 'ils sont perdus'. C'est bien symbolique de ce problème. Ils sont perdus, ils ne savent plus où ils sont, on ne les a pas suffisamment structurés.”

Henri-Michel Thalamy : “C'est-à-dire que finalement ces lacunes en orthographe, en grammaire, en conjugaison, ont des conséquences dans la capacité de raisonnement, la capacité d'analyse finalement des élèves puis ensuite de étudiants.”

Henri-Michel Thalamy : “Est-ce que le constat que vous faites sur la baisse du niveau de vos étudiants notamment en français, et partagé par vos collègues qui enseignent d'autres disciplines, peut-être notamment les disciplines scientifiques. En sciences et en mathématiques, on a aussi le même constat ?”

Aude Denizot : “Certains étudiants sont incapables de faire le moindre calcul : multiplier par dix ou diviser par dix. Les étudiants prennent la calculatrice. Dans le maniement des fractions, ils sont très en retard aussi.
Ils font beaucoup d'erreurs, dès lors qu'ils n'ont plus la calculatrice, c'est terminé. Il n'y a aucune capacités de calcul mental, les ordres de grandeurs qui ne sont pas maîtrisées.”

Aude Denizot: “Il y a cette montée en puissance de ces écoles hors contrat, écoles hors contrat qui sont libérées des contraintes du programme, qui sont libérées des contraintes de certaines méthodes imposées par les inspecteurs, et donc qui arrivent effectivement à maintenir, pour certaines d'entre elles, un excellent niveau, un niveau d'excellence.”

Henri-Michel Thalamy : “Quel est le regard que porte l'Éducation Nationale justement sur ces écoles hors contrat ? ”

Aude Denizot : “Il est terrifiant, c'est-à-dire que l'Éducation Nationale redoute énormément cette fuite. On a un durcissement, c'est devenu plus compliqué d'ouvrir une école hors contrat. Il y a certaines inspections qui ressemblent à des descentes de CRS.
Par exemple vous avez dix inspecteurs qui débarquent un matin pour inspecter une école maternelle hors contrat de soixante élèves. On a donc un acharnement, une obsession à vouloir combattre les écoles hors contrat, et de la même manière l'instruction en famille.”

Aude Denizot : “Je pense que c'est délibéré; que l'Éducation Nationale souhaite imposer sa propre vision, son propre programme, son propre abêtissement (abrutissement), sa propre nullité.
L'idée c'est que, la masse, tout le monde (sauf les enfants des élites qui arrivent à échapper à cela), soit dans le même moule totalitaire avec des idées toute faites.”

Aude Denizot : “Les enfants ne savent ni écrire, ni lire, ni compter. Donc c'est vraiment l'empire de la bêtise, et on veut imposer ça à tous pour qu'il y ait très peu de têtes qui dépassent.”

Aude Denizot : “Il y a une attitude extrêmement élitiste, méprisante de l'élite sur le peuple, sur le 99,99% de la population.
On a dit aux pauvres : 'Restez chez vous! Ne venez pas embêter les riches dans leurs écoles de riches. On a une vision extrêmement élitiste sous couvert de carte scolaire, de mixité sociale.
On interdit malgré tous à des parents qui voulaient s'en sortir, qui voulaient faire bien pour leurs enfants, on interdit à leurs enfants d'aller faire du russe en première langue (option qui permettait, autrefois, d'entrer dans une école de riches).”

Henri-Michel Thalamy : “Le classement Pisa pointe régulièrement la France du doigt, justement en expliquant que parmi les pays de l'OCDE, c'est un des pays où les inégalités scolaires sont les plus élevées.”

Aude Denizot : “Oui, et ça montre bien que l'école ne fait plus son travail. L'école ne fit plus son travail puisque les enfants de famille aisées ou des familles qui ont vraiment pris les choses en main, travaillent à la maison. Ce qui est appris, est appris à la maison.
L'enfant apprend à lire avec sa grand-mère, ensuite il apprend à écrire avec son papa, et ensuite il aura des cours particuliers éventuellememt, du soutien. Tout ça c'est fait en dehors de l'école.
À l'école on apprend plus rien du tout, et cela explique aussi les différences entre filles et garçons qui ne cessent de se creuser.”

Aude Denizot : “On a un accroissement des différence entre filles et garçons, donc grosso modo les filles sont meilleures en français, et les garçons meilleurs en mathématiques. On voit que dès le CP, les garçons prennent de l'avance sur les filles en mathématiques (et vice versa, les filles prennent le dessus sur les garçons en français).
Les garçons vont plus jouer dans l'espace (processus intellectuel, de logique mathématique), alors que les filles vont davantage être dans une démarche de compréhension (gymnastique d'esprit, dans le sens sématique).”

Aude Denizot : “Devant les résultats de la JDC, Journée de la Défense et de la Citoyennenté, où l'on constate que 20% des jeunes de 17 ans qui passent cette JDC ne savent pas lire, on a aussi des illétrés en nombre important. Et 20% d'échec devant un tel effondrement, je ne peux pas croire que les hauts cadres du Ministère de l'Éducation Nationale ne fassent pas cela sciemment (volontairement), c'est-à-dire avec le désir de maintenir cette nullité générale, ce faible niveau.”

Henri-Michel Thalamy : “Est-ce que vous avez le sentiment que les jeunes générations sont beaucoup plus malléables, plus poreuses aux idéologies ? ”
Aude Denizot : “Très certainement, parce que ce sont des jeunes qui sont déjà complètement abrutis par les écrans. Ce sont des jeunes qui arrivent déjà à l'école avec des handicaps énormes. Les professeurs des écoles s'en plaignent. Les enfants arrivent en maternelle, en CP, en CE1 avec des difficultés de langage considérables, cela parce que à la maison il y a trop d'écran, et donc pas assez d'échange dans la famille.”
Henri-Michel Thalamy : “Vous évoquez dans votre livre le rôle joué par les écrans et le développemet du numérique à l'école, un sujet qui fait régulièrement débat. Quelles sont les conséquences, pour vous, cet essor du numérique à l'école sur les enseignements et les apprentisages des élèves ? ”

Aude Denizot : “Le numérique c'est encore pire que les photocopies et les fichiers. Cela a, de plus, été démontré par des études, plusieurs études aux Etats-Unis


Malheureusement on en est très loin, ça demeure encore une obsession un peu partout, que tout ça, ça génère beaucoup d'argent, il y a s'en doute des explications financières derrière cette irruption du numérique.
La société est faite pour nous contraindre à acheter des téléphones portables. L'école aussi. Moi je connais des parents qui aimeraient ne pas donner de téléphone portable à leur enfant, mais l'école met les devoirs sur ce fameux ENT (équipement numérique). Il n 'y a pas d'ordinateur à la maison. Que faire pour que l'enfant puisse voir les devoirs ? La seule solution, c'est de lui offrir un téléphone portable !
Il faut proposer à l'enfant, à la maison, l'univers le plus propice à l'éducation, à l'instruction de l'enfant, avec le minimum d'écran, le maximum de livres. Je crois que le plus important, si j'ai un conseil à donner aux parents, c'est de lire le livre de Michel Desmurget, 'Faites-les lire'. C'est une bible qu'on devrait distribuer dans toutes les maternités.”

Henri-Michel Thalamy : “Merci beaucoup pour votre éclairage Aude Denizot.”

Aude Denizot : “Merci pour votre invitation.”

